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Witold Gombrowicz
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Août
1984 : Yvonne, Princesse de Bourgogne |
Avant
propos :
Après le succès de Liliom, le groupe théâtral
du Lycée poursuivit ses efforts en direction de Shakespeare.
J’étais très attiré par le "Roméo
et Juliette" mais après le départ de mes
élèves de terminale, je ne réussis pas
à reconstituer une "troupe" telle que nous
l’avions vécue ces deux dernières années.
L’investissement pour un tel travail et mes exigences
se heurtèrent à une motivation moins profonde
des nouveaux arrivants. L’atelier fonctionna toute l’année
et nous présentâmes quelques extraits de notre
travail, mais la "grande époque" semblait
révolue.
C’est alors que je réfléchis à
l’organisation d’un grand stage d’été,
à la manière de Valréas, qui aurait pu
me permettre de renouer des contacts avec d’anciens
élèves.
Parallèlement, Catherine poursuivait son travail de
danse et d’expression corporelle dans le cadre du Foyer
de Monneaux. Il devenait indispensable de créer notre
propre structure, non seulement pour finaliser toutes ces
années de recherche, mais afin de conquérir
l’indépendance nécessaire à une
véritable création.
Ainsi naquit le "Groupe de Recherche en Art Dramatique
et Expression Corporelle" dont la première
production fut "Yvonne, Princesse de Bourgogne"
de Witold Gombrowicz.
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L'auteur
:
Issu d'une famille de la noblesse terrienne de
la région de Varsovie, il étudie le droit
à l'Université de Varsovie, puis la philosophie
et l'économie à l'Institut des hautes études
internationales de Paris. La publication des Mémoires
du temps de l'Immaturité en 1933 puis de Ferdydurke
en 1937 l'impose comme l'enfant terrible de la littérature
moderne polonaise. Il se lie avec les écrivains d'avant-garde
Bruno Schulz et Stanislas Witkiewicz.
Arrivé
en Argentine pour un court séjour en 1939, l'invasion
de la Pologne par l'Allemagne nazie le dissuade de rentrer
en Europe. Il finit par rester vingt-cinq ans en Argentine.
Sa vie au milieu du peuple argentin ainsi que de l'intelligentsia
de l'émigration polonaise est racontée dans
son Journal, publié à Paris dans la revue
polonaise Kultura ; on en trouve également des échos
romancés dans son Trans-Atlantique. L'œuvre
de Gombrowicz, interdite en Pologne par les nazis puis par
les communistes, tomba dans un relatif oubli jusqu'en 1957
où la censure fut levée provisoirement.
Gombrowicz
revient en Europe en 1963, à Berlin d'abord grâce
à une bourse de la fondation Ford. Son œuvre
connaît alors un succès croissant en France
et en Allemagne. En mai 1964, il s'installe en France à
Royaumont, près de Paris. Il y emploie comme secrétaire
Rita Labrosse, une canadienne de Montréal qui devient
sa compagne, puis sa femme . En septembre 1964, il déménage
définitivement à Vence (près de Nice),
petite ville où résident de nombreux artistes
et écrivains. En 1967, Cosmos reçoit le Prix
International de Littérature. Gombrowicz épouse
Rita Labrosse le 28 décembre 1968 (six mois avant
sa mort). Il décède à Vence en 1969
d'insuffisance respiratoire, à la suite d'une longue
maladie.
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Le
sujet :
Yvonne, princesse de Bourgogne – pièce
de 1935 – est un conte de fées à l’envers
; contrairement à ce qui se passe dans les récits
merveilleux où le baiser du prince brise l’enchantement
et transforme le laideron en belle princesse, Yvonne reste
triste et maussade.
Le fils du roi a rencontré celle qui de toute éternité
lui était destinée. Non parce qu’elle
complète sa propre beauté, mais parce qu’elle
en est l’antithèse vivante. Yvonne est dépourvue
de toute grâce. Elle est dénuée d’esprit,
apeurée et muette. Elle n’a même pas l’originalité
d’une tare physique intéressante.
C’est le repoussoir parfait dans la mesure où
elle révèle à chacun non ce qu’il
croit être, mais ce qu’il est en vérité
; en la regardant, chacun rencontre sa propre image. Non celle
que renverrait un miroir fidèle – celle au contraire
que dénude le miroir magique qui ne ment jamais : chacun
s’aperçoit qu’il est le roi nu ; le laborieux
édifice des conventions s’effrite. Yvonne est
dominée par la peur. Car ce qu’elle représente
– le dévoilement de la vérité chez
autrui – est insoutenable pour tout le monde. Découvrir
ce qu’on est est insupportable. Chacun a la révélation
de sa propre grimace. La grimace du roi répond à
la grimace de la reine. Le secret que tout le monde cache
est percé à jour : derrière le masque,
il n’y a rien. L’enveloppe est vide. Vide le vêtement.
La cour royale est une cour fantôme. Le roi, la reine
et les courtisans ne sont qu’apparences. Tous, se mirant
dans la glace tendue par Yvonne, rencontrent le vide –
comme les vampires au bal chez Polanski n’ont pas de
reflet au miroir.
Rosine Georgin
Gombrowicz, Cahiers Cistre, l’Âge d’Homme |
Point
de vue :
C'est en 1970, au cours d'un stage de théâtre
que je découvris cette pièce. Nous avions travaillé
la scène finale, celle de l'étranglement d'Yvonne
par une arête de poisson.
Dans les années 80, je commençai à prendre
des notes et à rédiger un avant-projet sur un
carnet que je gardais toujours sur moi. Deux idées
se firent jour rapidement : faire raconter l'histoire par
des internés psychiatriques (l'influence de Peter Brook
?) et inverser les valeurs proposées par Gombrowicz.
Il me semblait que le plus important dans cette pièce
n'était pas la laideur d'Yvonne mais simplement la
différence qui existait entre elle et le reste de la
cour. Ceux qui se croyaient "beaux" renvoyaient,
dans le miroir de la société, un reflet de cynisme
et de méchanceté. Quant à Yvonne, il
ne lui serait pas possible de vivre dans l'intolérence. |
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Acte
1 Les jeunes gens |
Acte
2 L'amour |
Entre
Isabelle.
Le Prince Philippe : Bonsoir !
Cyprien : Mes hommages !
Cyrille : Mes respects !
Isabelle : Bonsoir ! A quoi rêve Son
Altesse dans ce coin perdu ?
Le Prince Philippe : Je joue mon rôle.
Chacun le sien : mon père, c'est d'affermir
l'âme de ses sujets. Moi, de séduire
le coeur des sujettes. Et vous, pourquoi n'êtes-vous
pas dans le cortège de la Reine ?
Isabelle : Je me suis mise en retard. J'y cours.
Je me promenais.
Le Prince Philippe : Vraiment, vous y courez
? Comment ça ?
Isabelle : Je vous trouve songeur, Monseigneur.
D'où vient cette mélancolie dans votre
voix? Ne sentez-vous pas le bonheur de vivre ? Moi,
je le sens, je le sens si vivement...
Le Prince Philippe : Moi aussi, et c'est pourquoi...
Tous : C'est pourquoi ?
Le Prince Philippe : Hmmmm... (il les observe).
Tous : C'est pourquoi quoi ?
Le Prince Philippe : Rien.
Isabelle : Rien ? Votre Altesse ne serait pas
souffrante ?
Cyrille : Un refroidissement ?
Cyprien : Une migraine ?
Le Prince Philippe : Non, au contraire. Il
y a quelque chose qui me travaille, me tenaille...
Ca bout là-dedans !
Cyprien : (se retournant) Voilà
une blonde... pas mal... pas mal du tout...
Le Prince Philippe : Une blonde ? Blonde, brune
ou rousse... quelle importance ? (il regarde autour
de lui, déprimé) Des arbres, et
encore des arbres... Si seulement il arrivait quelque
chose !
Cyrille : En voilà une autre.
Cyprien : Escortée de ses tantes !
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Le
Prince Philippe : Elle..., [amoureuse
!] Au lieu de me haïr ! Je la tourmente, je la
martyrise, je l'humilie, et... elle tombe amoureuse
! Et voilà qu'elle m'aime ! Parce que je ne
peux pas la supporter, précisément à
cause de cela. La situation devient sérieuse.
(Entre Valentin) Sors d'ici ! (Au Chambellan)
Que faire à présent ?
Le Chambellan : Monseigneur, il faut appliquer
à cette situation votre juvénile irresponsabilité.
Le Prince Philippe : (à Yvonne)
Non. Dis-moi que non, que tu ne m'aimes pas. (Elle
se tait) Si elle m'aime, alors moi... je suis
aimé d'elle. Et si je suis aimé d'elle,
alors... je suis son bien aimé. Je suis en
elle. Elle m'a en elle. Comment la mépriser,
si elle m'aime ? Je ne peux pas être méprisant
ici, si je suis bien-aimé là-bas ! Et
moi qui croyais être ici tout ce temps-là,
moi-même, ici, en moi-même... et puis
clac ! elle m'a attrapé... et je me trouve
en elle comme dans un piège ! (A Yvonne)
Si je suis ton bien-aimé, je ne pourrais pas
ne pas t'aimer. Il faudra que je t'aime... Je t'aimerai...
Cyrille : Qu'est-ce que tu comptes faire ?
Le Prince Philippe : L'aimer.
Cyrille : Entreprise désespérée
!... Tu n'y arriveras pas.
Le Prince Philippe : Yvonne, mets ton chapeau.
Cyrille et le Chambellan : Mais où allez-vous
? Où ?
Le Prince Philippe : Nous promener. A deux.
En tête à tête. On va essayer d'être
amoureux.
Ils sortent.
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Acte3
Les salutations |
Acte
4 L'arête |
Le
Prince salue
La Reine : Pourquoi me salues-tu ?
Le Prince Phliippe : (confidentiellement)
Parce que moi-même je suis un peu idiot à
son égard...
La Reine : Toi, idiot ?
Le Prince Phliippe : Hé ! Comment dire
autrement ? Je ne l'aime pas. Ca ne m'étonne
pas que vous vous comportiez d'une façon idiote
et absurde avec elle... moi, j'en fais autant !
Le Roi : Surveille un peu tes paroles, Philippe.
Tu te permets des... (Le Prince le salue)
Pourquoi me salues-tu, âne bâté
? Qu'est-ce qui te prend ?
Le Prince Phliippe : (confidentiellement)
Avec elle, on peut tout se permettre.
Le Roi : Quoi ? Quoi tout ? Je ne me permets
rien du tout. Que veux-tu de moi ? Chambellan ! (Il
recule) Qu'est-ce que c'est que cette histoire
?...
La Reine : Philippe, qu'as-tu à saluer
ainsi ? Cesse de saluer !
Le Roi : (à part) Saloperie
de saloperie !...
Le Chambellan : Si l'on peut tout se permettre
avec elle, il ne faudrait pas en inférer que
Votre Altesse puisse se permettre avec nous... (Le
Prince le salue. Il fait un saut en arrière.)
Pas moi, pas moi ! Pourquoi moi ? Je n'ai rien à
faire là-dedans ! Ne m'approchez pas !
Le Prince Phliippe : (confidentiellement)
Elle, n'importe qui peut l'approcher... l'attraper
par les cheveux, par l'oreille ! La prendre...
Le Roi : (riant soudain) Ah, ah, ah
! (Il se tait, honteux) Hmm, je veux dire,
hmm...
Le Chambellan : Si votre Altesse me touche,
je...
Le Prince Phliippe : Tout le monde peut la
toucher ! Faites d'elle ce qui vous plaira. C'est
comme ça qu'elle est... tout... on peut tout
se permettre avec elle. Tout. Timide. Ne protestera
pas. Ingrate. moche. Tout ce qui vous chante. Vous
pouvez être idiot, grossier, borné, méchant,
cynique... comme il vous plaira ! (Il salue le
Chambellan) A votre guise ! A votre bon plaisir
!
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Yvonne
se met à manger.
Le Roi : (lugubre, à Yvonne)
Il faut faire attention quand on mange, on peut s'étrangler
! Un accident est si vite arrivé... Une perche,
ça n'a l'air de rien, et au fond...
Le Chambellan : Sa majesté a daigné
vous avertir qu'il faut faire attention quand on mange,
car on peut s'étrangler. (Sévèrement)
C'est dangereux ! C'est un poisson difficile
!
Le Roi : (menaçant) Je dis
que c'est dangereux !
Les Invités : (étonnés)
Ah !
(Ils cessent de manger. Silence)
La Reine : (distinguée) Well,
Yvonne, don't you eat, my dear ?
Le Chambellan : (mettant son monocle)
Madame dédaigne les perches de sa majesté
?
Le Roi : (menaçant) Est-ce
possible ?
(Yvonne se met à manger seule. Le Roi désigne
Yvonne d'un doigt menaçant.)
Elle s'est étranglée ! Elle s'est étranglée
! Une arête ! Une arête dans son gosier
! Une arête, dis-je ! Na !
(Yvonne s'étrangle)
La Reine : (terrifiée) Au secours
!
Les Invités : La malheureuse ! Quel
accident affreux ! Une catastrophe ! Elle est tmorte
! Retirons-nous
discrètement !
(Ils se retirent, découvrant le cadavre.)
Le Prince Phliippe : Elle est morte ?
Le Chambellan : Elle s'est étranglée
avec une arête.
Le Prince Phliippe : Ah ! une arête.
Oui, je crois qu'elle est bien morte.
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