C’est en octobre 1997, au Théâtre des Abbesses, que j’ai découvert ce metteur en scène colombien installé à Genève. La troupe qu’il a fondée, « Theatro Malandro », présentait une pièce de Federico Garcia Lorca, « Noces de Sang », dont je garde un souvenir remarquable. Imprégné du travail du masque et de la commedia dell’arte, Omar Porras ajoute dans ses créations une touche d’esthétique baroque qui n’est pas sans rappeler ses origines. Pour notre plus grand plaisir…
Depuis cette date, j’ai eu la chance et le bonheur, jamais démenti, d’assister à trois de ses créations : « La Visite de la Vieille Dame », « Maitre Puntila et son Valet Matti », et récemment « Les Fourberies de Scapin ».
Omar Porras
Né à Bogotá en Colombie, Omar Porras se forme à la danse et au théâtre au cours de diverses expériences artistiques, d’abord en Amérique latine et en Europe.
A 20 ans, il débarque à Paris clandestinement, sans le sous, avec quelques mots de français, il sera obligé de travailler dans les restaurants pour se faire de l'argent et il jouera avec des marionnettes dans les couloirs du Métro. Puis il se formera à l'Ecole Jacques Lecoq de Paris, à l'institut d'études théâtrales de la Sorbonne (1985-1989) et travaillera à la Cartoucherie de Vincennes.
A Pontedera (Italie), il fréquente le Work Center de Grotowski. Au cours de ces années d’apprentissage, où il se consacre avec succès au théâtre de rue, il accumule un savoir pratique et théorique qu’il continuera de développer.
En 1990, il fonde à Genève le Teatro Malandro, centre de création, de formation et de recherche où il privilégie le travail du masque, de la pantomime, des ombres chinoises, de la musique. Sa démarche créative est basée sur le ressenti et le mouvement. Sa technique théâtrale est inspirée notamment du théâtre balinais, indien et japonais. D'Ubu roi à Ay ! QuiXote et à L'Histoire du soldat (texte de Charles Ferdinand Ramuz et musique d'Igor Stravinski), Omar Porras associe l'art de l'acteur, de la marionnette, la musique et la danse ; il place le corps au centre de ses recherches théâtrales. Avec sa troupe, il a également présenté d'autres spectacles comme : Bakkhantes d'après Euripide, La Visite de la vieille dame de Friedrich Durrenmatt, Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht, Othello, Faust de Marlowe et El Don Juan d’après Tirso de Molina. En 2009, il met en scène Les Fourberies de Scapin de Molière.
Parallèlement à ses nombreuses mises en scène, Omar Porras a organisé et dirigé plusieurs ateliers qui permettent à des comédiens de découvrir le travail du masque et de développer la conscience du geste dans une optique qui vise à atteindre une théâtralité organique, au Conservatoire Supérieur d'Art Dramatique de Genève (E.S.A.D.) (2001-2002) et à l'Atelier de Paris Carolyn Carlson (2003, 2006 et 2009).
Scapin d'après Molière «Les Fourberies...», telles que vues par le metteur en scène colombien, c'est l'amour entre jouissance et fosse d'aisance : des cœurs qui s'épanchent et des ventres qui se lâchent. Face à face deux camps: les amoureux et leurs contradicteurs. Fils généreux et ardents contre pères avaricieux et pleutres. Les premiers veulent vivre avec les femmes qu'ils aiment, les seconds veulent les en empêcher.
Au milieu, il y a Scapin, un valet perfide, qui s'affranchit de sa servitude en s'imposant maître du jeu. C'est lui qui tire les ficelles de cette comédie: autant il sait faire plaisir aux enfants, autant il sait faire peur à leurs géniteurs. Sa méthode? Le chantage, qui agit comme un laxatif et envoie aux chiottes les parents.
Pendant que ceux-ci grimacent, leur progéniture exulte. Larmes et joies s'expriment ici dans un décor tout droit sorti d'un cartoon de Walt Disney: une taverne aux couleurs criardes, au look cruellement kitsch, avec un juke-box art déco, des WC aux portes battantes (façon saloon western) et un bar design.
Propulsées ainsi dans le monde de la culture pop, «Les Fourberies...» de Porras multiplient les clins d'œil au dessin animé. C'est que l'amour ici a quelque chose d'un mouvement qui toujours se décompose et se recompose. Il vit au rythme des soubresauts du cœur et des gags visuels qui leur viennent en appui.
A peine lâchés sur scène, Scapin et son ami Sylvestre montent au feu et tirent. Leurs coups de pistolet sont autant de coups de pied à la morale bourgeoise des deux pères, Argante et Géronte, joués ici par des femmes. Gueulards à souhait, ces deux-là houspillent une piétaille de nourrices et de serveuses drôlement fagotées, la chaussure glissant sur la musique d'une danse tecktonik, le regard fuyant derrière un masque de demeurées.
Vidéo : Les Fourberies de Scapin
Vidéo : Noces de sang
Noce de sang de Federico Garcia Lorca
"Noces de sang est une tragédie populaire peuplée de fleurs et de couteaux où deux familles sont liées par la dette de sang de la vendetta. Un jeune homme épouse une fille qui déserte la cérémonie avec le fils maudit de la tribu adverse. On pourchasse les fuyards. Duel à l'arme blanche. Deux morts : le ravisseur et le fiancé, dont la mère se lamente.
Cette adaptation et sa mise en scène sont la deuxième création du Teatro Malandro à la Comédie de Genève et la première présentée à Paris, où elle captive le public du Théâtre de la Ville. Conçue comme un poème qui fait chanter les mots et parles les corps, Noces de sang s'éloigne du théâtre déclamatoire et du classicisme monotone. Lorca écrivait : "Le théâtre a besoin que les personnages qui paraissent sur scène aient un costume de poésie et laissent voir leur os, leur sang" ; et à son tour cette poésie, chez Omar Porras, doit passer par sa représentation physique. Le metteur en scène conduit les acteurs à trouver dans leurs pas, dans leurs gestes, dans leurs postures et dans leur respiration, l'expressivité d'une folie domptée, sans cesse sur le point de tout faire basculer.
La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt
"Le monde a fait de moi une putain, je veux faire du monde un bordel !"
Lorsque Clara Zahanassian, devenue milliardaire, descend du train dans la petite gare de Güllen, tous les habitants lui réservent un accueil aussi somptueux que leur misère le permet. C'est qu'ils comptent bien, en l'attendrissant sur leur sort, lui soutirer quelques millions pour relancer les affaires. "Je vous donne cent milliards, et pour ce prix je m'achète la justice". Cent milliards contre la tête d'Alfred III, son ancien amant qui l'avait éconduite, trahie et abandonnée. Partie sous les moqueries et les insultes de ses concitoyens parce qu'elle avait le ventre rebondi, elle revient en semant les graines de la cupidité. Tout d'abord horrifiés par sa conception de la justice, heurtés dans leur philanthropie, les habitants de Güllen cèdent progressivement à la tentation de la prospérité. Fable cruelle, La Visite de la Vieille Dame tranche dans le vif par son ironie assassine.
Vidéo : La Visite de la Vieille Dame
Vidéo : Maitre Puntila et son valet Matti
Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht
Puntila et Matti, ou l’éternel conflit entre maître et serviteur. Pour Omar Porras, mettre en scène Bertolt Brecht, c'est poursuivre - à la croisée de la tradition et de la modernité - la recherche entamée avec La visite de la vieille dame et El Don Juan.
Comme dans la pièce de Friedrich Dürrenmatt, nous trouvons ici la peinture féroce d'une société malade, souffrante : les personnages brechtiens sont non seulement les représentants d'un univers en pleine décadence, mais ils incarnent aussi, avec une suprême dérision, les archétypes d'un monde à la fois tragique et drôle.
Comme dans l’adaptation de Tirso de Molina, les personnages centraux sont le maître et son valet : là, Don Juan et Sganarello ; ici, maître Puntila et son valet Matti. Brecht explore ce couple ô combien théâtral, fondé sur un rapport de force toujours dynamique, et ouvert dialectiquement à tous les retournements. Un couple qui rappelle Jacques le fataliste et son maître de Diderot, mais qui doit surtout beaucoup à la commedia dell'arte : le dramaturge allemand, qui a bien connu l'oeuvre de Gozzi, explore avec un bonheur inégalé les possibilités scéniques offertes par le jeu entre maître et valet.
Toute la fable est construite sur l’inquiétante dualité du propriétaire terrien Puntila : lorsqu'il a bu, il se comporte avec humanité, se montre doux et prévenant envers les autres, ouvrant aussi bien son cœur que sa bourse ; mais dès qu’il est à jeun, il retrouve toutes les mauvaises qualités du capitaliste, en se comportant de façon odieuse et dure envers ses proches. Face à lui, Matti Altonen, son chauffeur : au lieu de privilégier ses seuls intérêts comme les valets de la commedia dell’arte, il souhaite avant tout rester « un homme » et ne pas succomber aux manifestations de cruauté ou aux tentatives de fraternisation de son maître.